Brussels Philharmonic | trauermusik

Trauermusik

NOTES DE PROGRAMME

éxplications : JASPER CROONEN

Michel Corrette Carillon des morts (1764)
Johann Friedrich Fasch
Fantasie, FaWV O:F1: I. Lamento (s.a.)
Antonio Vivaldi
Concerto funebre, RV 579 (1716)
Giovanni Paisiello
Sinfonia funebre (1797)
Joseph Martin Kraus
Sinfonia funebre, VB 148 (s.a.)

[toutes les notes de programme]
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08.11.2024 FLAGEY BRUSSEL

Le deuil ne doit pas être toujours triste

« Quelle musique jouera-t-on à mes funérailles ? » Voilà une question qui vous a sûrement déjà traversé l’esprit. Est-ce que ce sera plutôt When I am laid in earth de Dido and Aeneas d’Henry Purcell ou le Lacrimosa du Requiem de Mozart ?

Dans son article intitulé « Universal » music and the case of death, le musicologue Philipp Tagg s’est penché sur les caractéristiques qui semblent conférer à la musique une allure funèbre. « Si nous définissons les funérailles comme une cérémonie au cours de laquelle une personne décédée est enterrée ou incinérée, funèbre signifiant “évoquant des funérailles ; sombre ou triste”, cela implique également [...] que les funérailles et la musique funèbre sont funèbres [et donc sombres ou tristes, ndlr]. Quelles seraient donc ces caractéristiques funèbres ? »

Il apparaît que cette musique est en tonalité mineure, jouée dans une dynamique piano et dans un tempo lent. La musique funèbre présente souvent un ambitus assez limité, évolue dans le registre grave avec des lignes mélodiques descendantes. Mais, et c’est d’une grande importance, ces caractéristiques sont culturellement déterminées. Seul un auditeur d’Europe occidentale du XXIe siècle qualifiera ces éléments de funèbres. En effet, dans le cadre de la même étude, le professeur a fait écouter aux participants de la musique funèbre entre autres d’Afrique centrale, du Cambodge et du nord de la Turquie. Une musique jouée forte au tempo enlevé, aux rythmes puissants et aux exclamations mélodiques. Lors d’un test à l’aveugle, aucun des participants n’a qualifié ces morceaux de funèbres.

Une dernière conversation

« Il est clair, eu égard aux éléments exposés ci-dessus, que la mort est loin d’être universelle, ajoute Philipp Tagg. Les comportements et les attitudes à l’égard de la mort diffèrent radicalement d’une société à l’autre, mais aussi [...] à l’intérieur d’une même sphère culturelle. » Voilà qui explique pourquoi le programme de Reinhard Goebbel ne semble pas si triste. En effet, à l’instar de la distinction géographique et culturelle, il existe en cette matière un énorme clivage historique entre le présent et l’époque baroque. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la fin de la vie était envisagée de manière très différente. Aujourd’hui, la musique funèbre s’attache principalement à exprimer la tristesse de ceux qui restent. Ce n’est que très exceptionnellement qu’il soit mentionné dans un testament que les funérailles ne doivent pas être tristes et que l’on y passe des morceaux plus joyeux.

Au Moyen Âge, on voyait les choses différemment. La mort était omniprésente. La religion ayant alors une emprise beaucoup plus marquée sur la société, les funérailles n’étaient considérées que comme une station de transfert vers l’au-delà. Ainsi, si le deuil avait sa place dans les rituels, l’atmosphère était beaucoup moins funèbre. Les arts s’inscrivaient dans cette vision de l’existence : dans ce qu’on appelle les « vanités », des crânes rappellent la mort inéluctable. Dans les théâtres anatomiques, on ne se contentait pas de disséquer, on débattait et on philosophait.

Ainsi, la mort était beaucoup mieux acceptée et accueillie. La musique était également mise à l’honneur : les compositions funèbres constituaient un marché important. Les historiens estiment que plus de la moitié de la musique publiée dans l’Allemagne du XVIIe siècle appartenait à ce genre. Certaines régions en limitaient même la publication. À Nuremberg, par exemple, des restrictions ont été imposées quant au nombre maximum de partitions funèbres reprises dans un recueil : « Parce que l’impression et la distribution de chants funèbres comportent trop d’abus et que presque plus aucune distinction n’est faite, dorénavant, deux chants par recueil seulement seront imprimés dans la première classe [...], sous peine d’une amende de six florins. » On sait par ailleurs que chacun des cantors de Saint-Thomas à Leipzig entre 1600 et 1750 – y compris donc Johann Sebastian Bach, qui a occupé la prestigieuse fonction à partir de 1723 – a composé de la musique funèbre sur commande.

L’atmosphère de cette musique est donc généralement beaucoup plus optimiste. Elle ne fait pas office de triste adieu, mais de dernière salutation au défunt, voire d’une conversation avec lui. À cette fin, les compositeurs utilisaient une technique appelée prosopopée : il s’agit d’une forme de personnification dans laquelle le compositeur exprime en musique certaines caractéristiques du défunt. Par exemple, une partition exubérante célébrera un bon vivant extraverti. La structure de la musique est souvent dialogique, une ligne mélodique étant chantée avant et après. L’harmonie évolue souvent du mineur au majeur, de la tristesse à la joie. Des lignes mélodiques descendantes apparaissent régulièrement – on peut l’entendre dans le programme de ce soir –, mais alternent avec des mouvements ascendants pour susciter un sentiment de joie.

Il y a évidemment une différence entre cette musique (principalement) vocale utilisée dans un contexte sacré et la musique instrumentale du programme. Pourtant, certains parallèles évidents se dégagent. Le Carillon des morts de Michel Corrette, la Fantaisie de Johann Friedrich Fasch et le Concerto funèbre d’Antonio Vivaldi sont tous écrits dans une tonalité majeure. L’œuvre de Corrette est ainsi joyeusement contrapuntique, tandis que Vivaldi et Fasch déploient leur maîtrise orchestrale dans des partitions colorées.

Noir avec une bordure dorée

Au milieu du XVIIIe siècle, la popularité de cette musique s’est complètement effondrée. L’espérance de vie a augmenté et, sous l’influence des Lumières, la perception de la mort semble avoir changé. Une vie sur terre pleine de sens a commencé à l’emporter sur une existence pieuse récompensée post-mortem. Ce revirement s’exprime également dans la musique, comme on peut l’observer dans les deux autres œuvres, des Sinfonia funebre en ut de Giovanni Paisiello et de Joseph Martin Kraus. Les éléments que Philipp Tagg présente dans son article sont ici pleinement illustrés. La tonalité mineure des deux pièces est la caractéristique la plus frappante, mais la musique est aussi marquée par un ambitus plutôt limité et des lignes mélodiques à petits intervalles. Les accents rythmiques des timbales confèrent également à la musique une allure de marche funèbre.

Mais il est clair que l’époque baroque n’est pas encore très éloignée. Paisiello donne à sa sinfonia une certaine légèreté, avec des bois caractéristiques. Même Kraus, de loin le plus mélancolique, insuffle une certaine grandeur au choral et ne laisse pas l’abattement peser sur le jeu contrapuntique dans le dernier mouvement. Comme s’ils ne voulaient pas s’abandonner totalement à la nostalgie...