O Superman fait partie du grand cycle multimedia United States. Ce spectacle long de huit heures, composé et interprété par Laurie Anderson, a été créé à Brooklyn il y a déjà quarante ans, en 1983. Il a marqué son temps, et la mémoire en est encore vive. À la fois monumental et ostensiblement « bricolé », il est composé de vidéos et d’images fixes, de musique d’avant-garde et de pop, de textes parlés, de performance gestuelle et d’électronique ludique. Le film du spectacle est aujourd’hui projeté en boucle dans le cadre de la collection permanente du MoMA à New York. La chanson O Superman constitue un très bel exemple d’une rencontre inopinée entre une œuvre d’art audacieuse et l’imaginaire collectif, là où on s’y attendait le moins. Car ce pur produit des pratiques et des préoccupations de l’art expérimental s’est miraculeusement retrouvé au sommet des charts américains et européens lors de sa sortie en 1981. La situation prit de court le label de disques qui en avait sorti le 45 tours, obligé de represser en toute hâte des dizaines de milliers d’exemplaires de l’improbable hit !
Son charme envoûtant tient en une série d’ambiguïtés qui ont fait l’objet d’une longue étude de la musicologue Susan McClary, dans son essai Feminine Endings: Music, Gender, and Sexuality — l’un des manifestes les plus lus et les plus controversés des Cultural Studies américaines. L’ambiguïté entre la douce voix maternelle et la voix robotique du Vocoder ; le délicat et monotone balancement entre deux accords presque semblables (une situation harmonique à peine binaire, pourrait-on dire, qui semble se moquer de tous les codes de l’harmonie classique), tout cela est pour McCLary l’occasion de démontrer brillamment que la musique, si « universelle » soit-elle, peut à l’occasion véhiculer par sa propre grammaire de l’idéologie, et notamment de l’idéologie sur le genre. Nous nous en sommes rappelés lorsqu’il s’est agi de proposer un contrepoint aux héroïques et très virils poèmes symphoniques de Richard Strauss...
Les paroles d’O Superman constituent par ailleurs un subtil et vénéneux poème alternant les fausses pistes et les retournements. Il s’ouvre avec un humour délicieux : il semble que la mère de Superman veuille prendre des nouvelles et laisser un message sur le répondeur automatique de son héros de fils. Superman a affaire a une mère-poule : c’est un ressort comique ! Mais la voix de « Mom » change rapidement de nature. Elle devient bientôt La Voix tout court, une inquiétante figure de l’Autre, à la fois douce, insinuante et anonyme : « Well, you don't know me, but I know you ». Sur le répondeur de Superman, La Voix insiste ensuite pour laisser un message bien précis : « Prépare-toi, les avions arrivent (Here come the planes), les avions américains ». L’auditeur comprend alors que la voix de Mom n’est peut-être rien d’autre que la voix de l’Amérique elle-même, le vague patriotisme qui demeure « lorsque la justice s’en est allée » :
So hold me, Mom, in your long arms, in your automatic arms, your electronic arms, your petrochemical arms, your military arms.
Le sous-titre de l’oeuvre (« For Massenet ») vient pointer que les premiers mots de la chanson
O Superman
O Judge
O Mom and Dad
font référence à l’un des airs de Rodrigue dans l’opéra Le Cid de Jules Massenet, d’après Corneille, un morceau de bravoure pour ténor qui connut à la fin du 19e siècle une extraordinaire popularité. Rodrigue s’adresse à Dieu à la veille d’un combat — qu’il croit qu’il va perdre, mais qu’il gagnera finalement —, en des termes où s’entrecroisent héroïsme, piété filiale et culpabilité (la fameuse mélancolie virile qu’a étudié Judith Butler) :
O souverain, ô juge, ô père,
toujours voilé, présent toujours,
je t'adorais au temps prospère,
et te bénis aux sombres jours.
Eh bien, Richard Strauss, héros de la musique allemande,
tout plein de tes incomparable vertus et de tes discrets péchés,
tu ne seras pas ce soir la seule à parler !
With love,
Jean-Luc Plouvier
[www.ictus.be]