Brussels Philharmonic | shostakovich

Shostakovich 5

NOTES DE PROGRAMME

explications : JUDITH VAN EECKHOUT

Jörg Widmann Concerto pour cor (création belge) (2024)*
Dmitri Shostakovich
Symphonie n° 5 en ré mineur, op. 47 (1937)

*co-commande Brussels Philharmonic, Berliner Philharmoniker, Tokyo Metropolitan Symphony Orchestra, Swedish Radio Symphony Orchestra, Stavanger Symphony Orchestra & Lucerne Symphony Orchestra

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25.01.2025 FLAGEY BRUSSEL

« La réponse d’un artiste soviétique à une critique justifiée » : tel était le sous-titre dont Shostakovich avait gratifié sa Symphonie n° 5. Une œuvre où tout n’est qu’ambiguïté : l’ordre qui devient désordre, la joie qui s’étouffe, l’harmonie qui se fait stridente. Rien, en fait, auquel le régime puisse trouver à redire, même si Shostakovich y traduit en musique l’oppression de son peuple.
« La question se pose : qui ou quoi triomphe réellement ? S'agit-il de l'œuvre d'un artiste-barbare, ternissant le génie qu'était la Quatrième ? Ou bien, à la fin, le dessin illicite a-t-il été effacé, révélant les intentions de Chostakovitch dans leur pureté originelle ? Beaucoup d’auditeurs avaient déjà perdu des amis et des proches pendant la Terreur, et vivaient dans un état de stupeur et de peur paralysante. La Cinquième eut pour effet, pendant un court moment, de leur enlever cette peur primitive. Un auditeur fut si bouleversé par la musique qu’il se leva, comme si une personnalité royale entrait dans la pièce. D’autres commencèrent à se lever de leurs sièges. ... Chaporina écrivit dans son journal : "Tout le monde disait : C’était sa réponse, et elle était bonne." »
- Alex Ross, The Rest is Noise

Ex-Union soviétique, années 30

Joseph Staline a été élu en 1922 Secrétaire Général du Parti communiste et s’est progressivement arrogé de plus en plus de pouvoir. L’architecte en chef du totalitarisme soviétique était un organisateur génial mais impitoyable, qui a sacrifié la liberté individuelle et le bien-être de ses concitoyens sur l’autel d’une dictature puissante et rigide. Sa Terreur a coûté la vie à des millions de personnes. Les artistes et compositeurs devaient eux aussi se ranger à la vision de l’État, sous peine de disparaître des annales.

L’Union des compositeurs soviétiques est fondée en 1932. À la fois organisateur de concerts, éditeur et unique commanditaire de la musique soviétique, elle exerçait un contrôle centralisé et total. Bien que ses exigences esthétiques n’aient poussé que peu de compositeurs à écrire des œuvres novatrices, Chostakovitch – défenseur du modernisme soviétique – est néanmoins parvenu à faire triompher sa créativité, son originalité et son esprit progressiste. Il remporta ainsi un succès national et international : bien qu’il n’ait jamais quitté son pays, il est le seul compositeur de sa génération à avoir connu à l’époque une percée internationale.

Dimitri Chostakovitch était dans les bonnes grâces de l’Union des compositeurs, mais est considéré aujourd’hui comme un compositeur yourodivy (fol en Christ) : un concept russe séculaire désignant un fou qui a la témérité de mettre sous le nez du tsar des vérités dangereuses mais nécessaires, ou quelqu’un qui, sous l’œil approbateur des autorités, ose néanmoins dénoncer prudemment le mal et l’injustice dans un langage codé. Prudemment et dans un langage codé, car les dissidents qui exprimaient ouvertement des critiques étaient assassinés ou envoyés au goulag.

Symphonie n° 5

Le 28 janvier 1936, Chostakovitch tombe cependant en disgrâce lors d’une représentation de son opéra Lady Macbeth du district de Mtsensk. L’opéra connaît un franc succès, mais lorsque Staline vient assister à une représentation, il quitte la salle avant la fin, visiblement mécontent. Le lendemain, une virulente critique est publiée dans le journal du parti Pravda : Macbeth y est qualifié d’opéra chaotique et ‘formaliste’. Le message est clair : Chostakovitch doit simplifier son style et l’adapter au réalisme social. Une valise bouclée sous son lit, pour qu’il puisse s’enfuir à tout moment, il compose une symphonie intitulée ‘Réponse d’un artiste soviétique à de justes critiques’. C’est ainsi que la Cinquième Symphonie est devenue un exemple manifeste du néoclassicisme stalinien : la structure épurée se divise en quatre parties, l’harmonie et l’orchestration recherchent moins l’expérience que dans la Quatrième Symphonie, l’ensemble est plus optimiste et est articulé autour d’un thème universel : la création de l’homme.

Staline et l’Union des compositeurs en raffolent. Les critiques officielles vantent l’œuvre comme une excuse publique et une ‘réponse créative à une juste critique’. L’œuvre a cependant ceci de particulier que le public est lui aussi extatique. D’après des témoins, les spectateurs ont fondu en larmes en entendant le Largo – une réaction émotive de personnes ayant perdu des amis et de la famille sous la cruauté du régime, et qui voyaient leurs angoisses et leur chagrin traduits dans cette symphonie à leurs yeux critique. Le pompeux final passe d’un éclatement de joie à un passage dissonant, qui transforme le caractère glorifiant en sentiments tragiques. Chostakovitch prouve ainsi qu’il s’est approprié le genre de la symphonie romantique. Il utilise des images concrètes mais sans signification univoque. Il enjôle ainsi le régime tout en offrant un exutoire au chagrin des citoyens soviétiques terrorisés. Et il trouve par la même occasion le moyen de survivre artistiquement : il restera toute sa vie fidèle au classicisme héroïque.