explications : JUDITH VAN EECKHOUT
Jörg Widmann Concerto pour cor (création belge) (2024)*
Dmitri Shostakovich Symphonie n° 5 en ré mineur, op. 47 (1937)
*co-commande Brussels Philharmonic, Berliner Philharmoniker, Tokyo Metropolitan Symphony Orchestra, Swedish Radio Symphony Orchestra, Stavanger Symphony Orchestra & Lucerne Symphony Orchestra
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25.01.2025 FLAGEY BRUXELLES
Joseph Staline a été élu en 1922 Secrétaire Général du Parti communiste et s’est progressivement arrogé de plus en plus de pouvoir. L’architecte en chef du totalitarisme soviétique était un organisateur génial mais impitoyable, qui a sacrifié la liberté individuelle et le bien-être de ses concitoyens sur l’autel d’une dictature puissante et rigide. Sa Terreur a coûté la vie à des millions de personnes. Les artistes et compositeurs devaient eux aussi se ranger à la vision de l’État, sous peine de disparaître des annales.
L’Union des compositeurs soviétiques est fondée en 1932. À la fois organisateur de concerts, éditeur et unique commanditaire de la musique soviétique, elle exerçait un contrôle centralisé et total. Bien que ses exigences esthétiques n’aient poussé que peu de compositeurs à écrire des œuvres novatrices, Chostakovitch – défenseur du modernisme soviétique – est néanmoins parvenu à faire triompher sa créativité, son originalité et son esprit progressiste. Il remporta ainsi un succès national et international : bien qu’il n’ait jamais quitté son pays, il est le seul compositeur de sa génération à avoir connu à l’époque une percée internationale.
Dimitri Chostakovitch était dans les bonnes grâces de l’Union des compositeurs, mais est considéré aujourd’hui comme un compositeur yourodivy (fol en Christ) : un concept russe séculaire désignant un fou qui a la témérité de mettre sous le nez du tsar des vérités dangereuses mais nécessaires, ou quelqu’un qui, sous l’œil approbateur des autorités, ose néanmoins dénoncer prudemment le mal et l’injustice dans un langage codé. Prudemment et dans un langage codé, car les dissidents qui exprimaient ouvertement des critiques étaient assassinés ou envoyés au goulag.
Le 28 janvier 1936, Chostakovitch tombe cependant en disgrâce lors d’une représentation de son opéra Lady Macbeth du district de Mtsensk. L’opéra connaît un franc succès, mais lorsque Staline vient assister à une représentation, il quitte la salle avant la fin, visiblement mécontent. Le lendemain, une virulente critique est publiée dans le journal du parti Pravda : Macbeth y est qualifié d’opéra chaotique et ‘formaliste’. Le message est clair : Chostakovitch doit simplifier son style et l’adapter au réalisme social. Une valise bouclée sous son lit, pour qu’il puisse s’enfuir à tout moment, il compose une symphonie intitulée ‘Réponse d’un artiste soviétique à de justes critiques’. C’est ainsi que la Cinquième Symphonie est devenue un exemple manifeste du néoclassicisme stalinien : la structure épurée se divise en quatre parties, l’harmonie et l’orchestration recherchent moins l’expérience que dans la Quatrième Symphonie, l’ensemble est plus optimiste et est articulé autour d’un thème universel : la création de l’homme.
Staline et l’Union des compositeurs en raffolent. Les critiques officielles vantent l’œuvre comme une excuse publique et une ‘réponse créative à une juste critique’. L’œuvre a cependant ceci de particulier que le public est lui aussi extatique. D’après des témoins, les spectateurs ont fondu en larmes en entendant le Largo – une réaction émotive de personnes ayant perdu des amis et de la famille sous la cruauté du régime, et qui voyaient leurs angoisses et leur chagrin traduits dans cette symphonie à leurs yeux critique. Le pompeux final passe d’un éclatement de joie à un passage dissonant, qui transforme le caractère glorifiant en sentiments tragiques. Chostakovitch prouve ainsi qu’il s’est approprié le genre de la symphonie romantique. Il utilise des images concrètes mais sans signification univoque. Il enjôle ainsi le régime tout en offrant un exutoire au chagrin des citoyens soviétiques terrorisés. Et il trouve par la même occasion le moyen de survivre artistiquement : il restera toute sa vie fidèle au classicisme héroïque.
« J’ai toujours rêvé d’écrire un concerto pour cor. Depuis mon plus jeune âge, j’ai été fasciné par le son de cet instrument. En Stefan Dohr, j’ai trouvé le corniste idéal pour donner vie à ce rêve. Grâce à nos échanges et à nos séances de travail, j’ai pu approfondir encore davantage ma compréhension des spécificités et des nuances sonores du cor. »
« Le résultat est un concerto en sept mouvements, d’une durée de près de 40 minutes. Le chiffre sept occupe une place centrale dans mon travail, notamment depuis mon opéra Babylon. Après le premier mouvement, Traumbild, « image de rêve », le deuxième mouvement, Andantino grazioso, reflète mon admiration pour la musique de Carl Maria von Weber – je revisite avec affection un thème de son Concertino pour cor. Le troisième mouvement, Scherzo à la surprise, avec sa virtuosité exubérante pour le cor et l’orchestre, donne l’impression d’une conclusion trompeuse. Le cœur émotionnel de l’œuvre réside cependant dans l’Adagietto, un mouvement intimiste pour cor solo accompagné de cordes, de harpe et de célesta. Dans le cinquième mouvement, Zwischenwelt, « monde intermédiaire », l’orchestre prend le dessus à travers des textures sonores denses, avant de s’effacer progressivement dans des harmonies altérées et des motifs de fanfare, mêlant sons bruités et souffles d’air. L’énigmatique sixième mouvement, Vorahnung, « prémonition », mène à l’un des rares véritables finales que j’ai écrits. Ici, les éléments des mouvements précédents sont rassemblés et fusionnés de manière organique, créant une synthèse entre l’obscurité et la légèreté, entre l’abîme et l’exubérance. »
- Jörg Widmann (mai 2024)
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