Johannes Brahms Concerto pour violon en ré majeur, op. 77 (1878)
Alexander Scriabin Symphonie n° 3, « Le divin poème » , op. 43 (1902-1904)
[lire aussi : Scriabine, compositeur visionnaire]
[toutes les notes de programme]
21.12.2023 DE WARANDE TURNHOUT
22.12.2023 FLAGEY
Un messie qui changerait, voire qui sauverait le monde grâce à sa musique : c’est ainsi que se considérait le compositeur russe Alexandre Scriabine (1872-1915). Il voyait dans sa naissance le jour de Noël le signe ultime de cette vocation. Scriabine exprima sa vision personnelle et radicale dans ses trois symphonies avec une intensité croissante. Le finale de sa troisième symphonie, surnommée « Le Divin Poème », marque un jalon dans l’évolution de son travail de compositeur : « C’est la première fois que j’ai trouvé la lumière dans la musique [...], la première fois que j’ai ressenti l’ivresse, l’évasion, que j’ai connu l’essoufflement du bonheur. »
Conservateur, Johannes Brahms (1833-1897) pouvait néanmoins se montrer un peu rebelle. Libéré de bien des craintes après l’accueil positif de sa Deuxième Symphonie, il écrivit son Concerto pour violon en 1878, qu’il dédia au virtuose Joseph Joachim. Ce dernier lui prodigua des conseils tout au long du processus de composition, mais Brahms ne les appliqua qu’avec parcimonie. Il préférait en effet suivre sa propre voie : l’orchestre, dans ce concerto, s’exprime à importance égale avec violon. Après les premières représentations, on murmura même qu’il s’agissait d’un « concerto contre, et non pour le violon ».
Brahms composa son Concerto pour violon au cours de l’été 1878, dans sa retraite campagnarde au Wörthersee. La ressemblance avec celui de Beethoven est frappante : les œuvres partagent la même tonalité (ré majeur), présentent des similitudes structurelles et, surtout, ne sont pas destinées à faire une démonstration de virtuosité. Lors de la création du concerto de Brahms, le 1er janvier 1879, les auditeurs purent immédiatement faire la comparaison, les deux œuvres figurant au programme. Contrairement à la plupart des concertos, le soliste et l’orchestre y sont sur un pied d’égalité, comme deux personnages qui interagissent et contribuent au drame. Clara Schumann réagit avec enthousiasme au prélude du premier mouvement : « Comme vous pouvez l’imaginer, il s’agit d’un concerto dans lequel l’orchestre se mêle complètement à la voix du soliste ; l’atmosphère du mouvement ressemble beaucoup à celle de la Deuxième Symphonie, qui est également en ré majeur. »
Si Brahms sollicita les conseils du violoniste virtuose germano-hongrois Joseph Joachim, avec lequel il entretenait une solide amitié depuis 1853 et à qui le concerto est dédié, il ne les suivit pas toujours. Pour lui, l’expression de l’idée musicale passait avant l’aisance de jeu. Le Concerto pour violon est ainsi une œuvre techniquement exigeante, avec des doubles cordes difficiles et de grands intervalles qui se succèdent de manière soutenue ; il donna du fil à retordre à Joachim lui-même. Après la création, un critique fit remarquer que ce dernier avait dû « faire un effort visible pour affronter les difficultés techniques et l’équilibre précaire de la partie soliste ». Au cours de la tournée des villes européennes qui suivit, Joachim avoua toutefois à Brahms qu’il appréciait de plus en plus l’œuvre, en particulier le premier mouvement. Et de fait, la cadence improvisée par Joachim à la fin du premier mouvement rencontra un succès croissant – aujourd’hui encore, cette cadence est la plus appréciée des violonistes.
Brahms avait initialement prévu quatre mouvements pour son concerto, mais il se limita finalement à trois, remplaçant le scherzo et l’andante centraux par un adagio (il recyclerait plus tard le scherzo dans le Deuxième Concerto pour piano, autre composition de grande envergure). Ce n’est pas le violon, mais le hautbois qui y introduit la mélodie principale, ce qui conduisit le violoniste virtuose Pablo de Sarasate (1844-1908) à obstinément refuser de jouer l’œuvre : « Je ne veux pas rester là, mon violon à la main, à écouter le hautbois jouer la seule mélodie de l’adagio. » Le mouvement le plus exigeant sur le plan technique est le finale, un rondo fougueux basé sur une mélodie tzigane hongroise, en hommage à Joachim. Là encore, la virtuosité n’est pas une fin en soi et est entièrement au service de l’expression musicale.
« Est-il possible de relier à une quelconque tradition un musicien comme Scriabine ? », se demandait Stravinsky, ce qui témoigne de la grande singularité de son langage musical. Scriabine composa essentiellement des œuvres pour piano avant de se consacrer à des œuvres orchestrales plus importantes, dont cinq symphonies composées entre 1899 et 1910. Son évolution stylistique se dessine nettement au long de ces œuvres, passant d’un langage plutôt romantique tardif à une écriture moderniste et radicalement novatrice. Scriabine commença à s’intéresser de près à la poésie des symbolistes et aux œuvres philosophiques de Nietzsche, Kant et des théosophes comme Blavatsky, qui l’aidaient à mieux comprendre son rôle dans le monde.
Scriabine considérait sa Troisième Symphonie opus 43 comme représentant :
Avec cette dimension non musicale renforcée par l’appellation « Le Divin Poème », cette symphonie est parfois qualifiée de « poème symphonique ».
Pour transporter le public dans cet autre monde, Scriabine ressentit le besoin de développer un langage musical entièrement nouveau. Sa Troisième Symphonie, grandiose et particulièrement colorée, a encore un pied dans le XIXe siècle, mais elle anticipe déjà la tonalité élargie de ses œuvres orchestrales ultérieures. En trois mouvements joués d’un seul tenant, Scriabine dépeint successivement la lutte entre l’homme et Dieu (« Luttes »), les délices d’une passion impérieuse (« Voluptés ») et un « Jeu divin » dans lequel l’esprit s’abandonne à l’impétuosité et à la légèreté d’une existence sans entraves.