Maurice Ravel : scènes d’amour poétiques
Ravel composa son ballet Daphnis et Chloé en 1912, juste avant qu’éclate la Première Guerre mondiale, à la demande de Serge Diaghilev pour la première saison des Ballets russes à Paris. Écrit par le chorégraphe Michel Fokine, le scénario s’inspire du roman pastoral du poète grec Longus. Situé dans l’Arcadie du IIe siècle, il raconte l’histoire d’amour idyllique entre le berger Daphnis et la belle bergère Chloé. Lorsque celle-ci est enlevée par des pirates, Daphnis part à sa recherche. Il perd connaissance et, pendant son sommeil, Chloé est libérée par Pan. À l’aube, les amants sont réunis.
Ce ballet est l’une des œuvres les plus imposantes de Ravel : outre un orchestre gigantesque, il fait également appel à un chœur qui se produit à la fois sur scène et dans les coulisses ; il y travailla pendant près de trois ans. La création fut reportée à plusieurs reprises, en partie à cause d’une divergence de vues entre Ravel et Fokine : le compositeur envisageait une grande fresque musicale par analogie avec les paysages grecs des peintres français de la fin du XVIIIe siècle, ce qui ne cadrait pas avec les conceptions archaïques du chorégraphe. En outre, les danseurs n’étaient pas satisfaits du peu de temps de répétition et des rythmes difficiles du finale.
Avant même la première le 8 juin 1912, Ravel avait déjà retravaillé les deux premières scènes du ballet pour en faire une première suite orchestrale. La deuxième suite fut réalisée ensuite et s’ouvre sur le célèbre « Lever du jour », lorsque les deux amants se retrouvent à l’aube. Ravel a composé ici l’une des interprétations musicales d’une scène naturelle les plus poétiques : le craquement du bois devient cris d’oiseaux, qui à leur tour mènent à une mélodie passionnée. Dans la section suivante, les amants interprètent par gratitude des scènes de l’histoire des dieux Pan et Syrinx. Le tout se termine par une danse de louange aux dieux, dans un rythme à 5/4 que redoutaient tant les danseurs. Avec Daphnis et Chloé, Ravel n’avait pas à l’idée de composer un ballet traditionnel – il la qualifiait d’ailleurs de « symphonie chorégraphique » et estimait que la couleur et l’atmosphère devaient primer – ; il rencontra d’ailleurs une certaine opposition. Lalo, présent dans la salle lors de la première représentation, estima que le ballet manquait d’un élément essentiel : le rythme. Stravinsky, en revanche, l’apprécia beaucoup : « C’est non seulement la meilleure œuvre de Ravel, mais aussi l’une des plus belles œuvres d’art de la musique française. »