notes de programme

explications : AURÉLIE WALSCHAERT

Piotr Ilitch Tchaïkovski Roméo et Juliette : Ouverture fantaisie, TH 42c (version 1880)
Sergueï Rachmaninov Concerto pour piano n° 2 en do mineur, op. 18 (1901)

[lire aussi : Rachmaninov Festival]
[lire aussi : Rachmaninov Deconstructed]
[découvrez le programme du festival]
[toutes les notes de programme]

-----

12.11.2023 FLAGEY

Les années romantiques

La composition d’une première symphonie est un moment symbolique pour tout compositeur. Pour Rachmaninov, cet événement s’accompagna d’une pression plus forte encore après la mort de Tchaïkovski en 1893. En effet, le public le considérait comme son principal successeur. Rachmaninov travailla pendant des années à sa Première Symphonie, mais sa création en 1897 fut désastreuse : un Glazounov éméché aurait dirigé une exécution misérable et César Cui qualifia la symphonie d’« évocation des sept plaies d’Égypte ». Rachmaninov sombra alors dans la dépression et n’écrivit plus une note pendant trois ans : « Une apathie paralysante s’empara de moi. Je ne faisais rien et ne trouvais aucun plaisir à quoi que ce fût. Je passais la moitié de mes journées dans le fauteuil. J’avais renoncé et j’étais dans le désespoir. » Mais Rachmaninov chercha de l’aide et la trouva notamment auprès du neurologue Nikolaï Dahl, qui l’aida à se débarrasser de son angoisse grâce à l’hypnose et à de nombreuses conversations. C’est ainsi qu’au tournant du siècle, il se

Piotr Ilitch Tchaïkovski : naviguer entre deux mondes

L’histoire de familles rivales et d’un amour impossible dans la tragédie Roméo et Juliette de Shakespeare est presque symbolique de la vie amoureuse turbulente et de l’œuvre de Tchaïkovski. Son style de composition se situait au carrefour entre la tradition russe et les innovations européennes, ce qui n’était pas apprécié de tous. Pour les défenseurs des compositeurs russes et le groupe des Cinq – dont faisait partie Balakirev –, sa musique ne reflétait pas suffisamment le style national. De leur côté, les compositeurs européens critiquèrent le fait que sa musique ne suivait pas assez strictement les normes occidentales... Cela n’empêcha pas Tchaïkovski de suivre sa propre voie et il devint le premier compositeur russe à être acclamé dans le monde entier. Ainsi, en 1892, il fut admis comme membre de l’Académie des Beaux-Arts française et l’Université de Cambridge lui décerna un doctorat honorifique en musique un an plus tard.

Malgré leurs divergences de vues sur la manière dont la musique russe doit sonner, Balakirev et Tchaïkovski se lièrent d’amitié. Ils partageaient une relation de travail, sans perdre de vue leurs propres intérêts. C’est Balakirev qui encouragea Tchaïkovski à mettre en musique la pièce de théâtre Roméo et Juliette. Il alla jusqu’à tracer les grandes lignes de l’œuvre, et notamment fixa le plan tonal et composa les premières mesures. Tout au long du processus, les esquisses passèrent de l’un à l’autre, Balakirev tantôt faisant l’éloge du thème amoureux, tantôt critiquant la manière dont Tchaïkovski mettait ses idées en œuvre. L’ouverture fut créée en 1870, mais les réactions se montrèrent mitigées. Tchaïkovski n’en était lui-même pas satisfait et retravailla la composition à deux reprises. Ce n’est qu’en 1880 qu’il parvint à une version définitive.

Bien que l’œuvre ressemble à un poème symphonique, Tchaïkovski la décrivit comme une « ouverture-fantaisie ». En termes de structure, elle respecte la forme sonate et commence par un choral solennel aux clarinettes et aux bassons, suivi d’un premier thème principal brutal représentant les familles en guerre. Le deuxième thème, le thème d’amour lyrique de Roméo et Juliette, est d’abord joué par le hautbois alto et les altos, mais revient ensuite sous différentes formes. Balakirev était un grand admirateur de ce thème : « Je le joue souvent et je tiens à t’honorer pour cela. C’est l’amour dans ce qu’il a de plus tendre et de plus doux. » Il n’était pas le seul à être de cet avis, puisque l’air fut utilisé pour plusieurs séries télévisées, et notamment Columbo et Le Prince de Bel-Air. Il fut même qualifié de « plus belle musique d’amour qui soit ».

Deuxième Concerto pour piano
du point mort au sommet

À l’instar du thème d’amour de l’ouverture de Roméo et Juliette de Tchaïkovski, des extraits du Deuxième Concerto pour piano de Rachmaninov ont fréquemment été utilisés pour des films, comme The Seven Year Itch (Sept Ans de réflexion) et Brief Encounter ; Frank Sinatra a basé deux de ses chansons – I Think of You et Full Moon and Empty Arms – sur des thèmes du concerto.

Rachmaninov en fit les premières esquisses à l’été 1900, lors d’un séjour en Italie avec son ami le chanteur basse Fédor Chaliapine, et termina les deuxième et troisième mouvements à son retour à Moscou, juste à temps pour un concert de bienfaisance le 2 décembre 1900. Rachmaninov redoutait cet événement et, cerise sur le gâteau, tomba malade quelques jours avant le concert. Mais les applaudissements furent particulièrement nourris et la presse ne tarit pas d’éloges. Ainsi, le Russian Musical Paper décrivit le concerto comme « débordant de beauté, de chaleur, à l’instrumentation riche, avec une dose saine et vivante de créativité. Le talent de M. Rachmaninov brille partout et en tout ». Tout cela donna à Rachmaninov suffisamment de confiance en lui pour achever l’œuvre. L’été suivant, il termina le premier mouvement, et le concerto – dédié à Nikolaï Dahl – fut créé le 9 novembre 1901 sous la direction d’Alexander Siloti.

La force du concerto réside dans la variété apparemment infinie de mélodies – des carillons du premier mouvement au long thème lyrique si populaire du deuxième mouvement – insérées dans une structure sophistiquée. La virtuosité ne nuit jamais au lyrisme ; en effet, dans le premier mouvement, le pianiste fait même partie intégrante de l’orchestre et c’est ce dernier qui introduit le thème. Le concerto fut accueilli comme un chef-d’œuvre et marqua un nouveau départ pour la carrière de pianiste et de compositeur de Rachmaninov. Il fut également très apprécié hors de Russie : après sa création européenne à Leipzig, il fut joué à Londres, à Vienne, à Prague et aux États-Unis.