Brussels Philharmonic | amériques, sacre, printemps

Amériques & Le Sacre du printemps

NOTES DE PROGRAMME

explications : JASPER CROONEN

Edgard Varèse Amériques (1918-1922)
Igor Stravinsky Le Sacre du Printemps (1913)

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[toutes les notes de programme]

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21.03.2025 CONCERTGEBOUW BRUGGE
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« This is Amériques »

Comment Edgard Varèse dépeint son pays d’adoption

Il existe une photographie d’Edgard Varèse et d’Igor Stravinsky, assis ensemble sur un canapé. Elle a été prise en 1964, un an avant la mort de Varèse. Stravinsky porte des lunettes de soleil et se penche vers l’avant, prenant appui sur ses genoux, sa canne posée sur son épaule. Edgard Varèse regarde son collègue d’un air intrigué, ses fines boucles contrastant avec le crâne dégarni du Russe. Sans connaître le contexte, on a l’impression que Varèse contemple Stravinsky avec admiration.

Les apparences peuvent être trompeuses, car les choses ne vont certainement pas dans cet unique sens. Tous deux (Varèse, né en 1883, a un an de moins que Stravinsky) se vouent un incroyable respect mutuel. « Sa musique survivra ; nous le savons, parce qu’elle est démodée comme il faut », affirme Stravinsky à propos de la vision progressiste de son comparse. Sans doute un clin d’œil à la célèbre déclaration de Varèse : « Contrairement à la croyance populaire, un artiste n’est jamais en avance sur son temps, mais bien des gens sont très en retard sur le leur. »

Pour sa part, Varèse, ayant assisté à la fameuse création du Sacre du printemps en 1913, est très tôt convaincu par le travail de pionnier de Stravinsky. Lorsque, plus tard, Varèse fondera en Amérique l’International Composers’ Guild, une organisation qui promeut le travail des compositeurs contemporains, il programmera régulièrement son camarade.

IGOR STRAVINSKY (1882-1971)

  • Compositeur russe
  • S’impose grâce à ses œuvres novatrices pour les Ballets russes à Paris
  • S’installe à Hollywood en 1939, où il résidera jusqu’à sa mort
  • Walt Disney illustre son Sacre du Printemps en 1940 pour son troisième film d’animation, Fantasia
  • Deviendra l’une des figures culturelles majeures du XXe siècle

EDGARD VARÈSE (1883-1965)

  • Compositeur franco-américain
  • Écrit à peine vingt-six œuvres au cours de sa carrière
  • Pionnier de l’utilisation d’instruments électroniques en musique classique
  • Son Poème électronique pour bande magnétique est diffusé par les quelque 450 haut-parleurs du pavillon Philips lors de l’Expo 58
  • Est l’une des principales sources d’inspiration de Frank Zappa

Grand, plus grand, le plus grand
Percussif, plus percussif, le plus percussif

Il ne doit dès lors pas surprendre que nous établissions un lien entre les deux compositeurs. Le parallèle peut aller plus loin encore : son œuvre Amériques est considérée comme un hommage d’Edgard Varèse au Sacre du Printemps. Lors de la première représentation de cette dernière, le 29 mai 1913, Igor Stravinsky écrase sur son siège l’élite culturelle parisienne réunie, avant que le public en vienne aux mains. La musique est révolutionnaire, notamment par ses rythmes imprévisibles. Le compositeur parvient à capturer comme nul autre la menace et la force primitive émanant du sacre printanier. Il maintient danseurs, musiciens et auditeurs sur le qui-vive grâce aux accents irréguliers qui font disparaître le sol sous les pieds ; il recourt en outre à toutes les nuances dont dispose l’orchestre symphonique, des solos inhabituels, comme celui du basson qui ouvre la pièce, aux tutti féroces.

Igor Stravinsky réconcilie ainsi la musique symphonique parisienne avec un univers sonore traditionnel typiquement russe. Le folklore de son pays n’est pas qu’à la source de l’histoire, le poète-compositeur s’efforce de rendre audible cette inspiration. Après Petrouchka et L’Oiseau de feu, ses deux premiers ballets féeriques, Le Sacre du Printemps est l’aboutissement de sa quête de fusion entre la France, son port d’attache, et sa Russie natale.

Cependant, le public n’était pas du tout préparé à cette fusion. Il s’attendait à un ballet conventionnel avec tutus, pliés et pirouettes. Lorsque la musique retentit, et surtout lorsque la chorégraphie radicale de Vaslav Nijinski fait irruption, le public est partagé. Les spectateurs traditionnels et sages expriment bruyamment leur mécontentement, tandis que les plus progressistes tentent de les faire taire. Bientôt, le Théâtre des Champs-Élysées est en ébullition et les deux camps finissent par se battre. Le ballet ne pourra être présenté jusqu’au bout, parce que les gendarmes sont appelés à la rescousse pour calmer les esprits.

Comment diable écrire un hommage à une œuvre devenue si célèbre dès le premier jour de son histoire ? En restant particulièrement proche de l’original et en l’augmentant à l’extrême. Comme Igor Stravinsky, Edgard Varèse commence son œuvre par une introduction douce et flottante jouée par un seul bois. Ce n’est cependant ici pas un basson, mais une flûte alto, avec laquelle le compositeur flirte immédiatement avec Debussy et son Prélude à l’Après-midi d’un faune, mais le caractère charmant de l’introduction est bientôt brisé par des éclats rythmiques aigus et dissonants qui semblent convenir à l’offrande d’un sacre printanier.

Les parallèles entre les deux pièces sont particulièrement remarquables, mais Varèse ajoute une fameuse couche dans son œuvre, plus tardive de treize ans. L’orchestre est massif : 27 bois, 29 cuivres... « Varèse étire l’orchestre symphonique romantique tardif au-delà de son point de rupture pour tisser une imposante tapisserie de fils sonores inimaginables, de couleurs éclatantes, de sonorités en cascade, de dynamiques explosives et de rythmes tourbillonnants », dira son élève Chou Wen-chung.

Le compositeur fait encore appel à treize percussionnistes, avec un arsenal de matériel immense. Il s’agit alors de la plus grande partie pour percussions jamais écrite. Varèse ne se limite pas aux instruments traditionnels comme les timbales, le xylophone et le glockenspiel, il utilise aussi des éléments plus exotiques comme la machine à vent, les grelots et le tambour à corde, qui permet au musicien d’imiter le rugissement du lion.

L’instrument le plus remarquable dans Amériques est cependant sans conteste la sirène, qui, semble-t-il, traverse l’orchestre de manière aléatoire. Deux raisons ont présidé au choix d’Edgard Varèse, et notamment le fait que l’utilisation de la sirène contient les germes de sa pratique ultérieure : elle préfigure des œuvres comme Poème électronique, une pièce entièrement électronique destinée au pavillon Philips de l’Expo 58 à Bruxelles, de l’E. Varèse de l’époque du précurseur du synthétiseur, les ondes Martenot, ou de celle d’une œuvre écrite spécifiquement pour une flûte en platine.

L’importance du « tuu-taa »

En d’autres termes, la sirène d’Amériques est la première étape de la fascination du compositeur pour les sons inhabituels et de sa quête effrénée à cet égard. Sa première composition publiée est pour lui « comme [un] symbole de découvertes – de nouveaux mondes sur terre, dans le ciel, ou dans l’esprit des hommes ». Pour concrétiser cette idée, dans les années qui suivent la création d’Amériques, le compositeur élargit de plus en plus l’instrumentarium traditionnel, notamment avec des inventions électroniques. Il s’agit là pour lui d’une « urgente nécessité. Les musiciens doivent se pencher sérieusement sur cette question avec l’aide de spécialistes dans le domaine des machines ».

En 1939, lors d’une conférence à l’Université de Californie du Sud, Varèse développe ces nouvelles possibilités. Il parle alors de « nouvelles splendeurs harmoniques que l’usage de combinaisons subharmoniques rendrait possibles […] au-delà de tout ce que peuvent accomplir nos orchestres ». Avec les nouveaux instruments, les interprètes et les compositeurs pourraient s’affranchir du tempérament égal traditionnel, l’ambitus pourrait être considérablement étendu, les couleurs sonores pourraient être saisies de manière beaucoup plus subtile et les rythmes injouables seraient à leur portée. La sirène d’Amériques, c’est le big bang de tout cela.

Musique métropolitaine

La sirène a une deuxième fonction importante : pour Edgard Varèse, il s’agit de rendre le plus fidèlement possible l’agitation urbaine. Son voyage transatlantique de Paris à Manhattan lui a ouvert les oreilles.

« Là où d’autres nouveaux arrivants auraient pu se concentrer sur l’aspect visuel [de la ville qui ne dort jamais], pour E. Varèse, la ville offrait une cacophonie sonore exaltante de bruits de rue, de voitures de police, de camions de pompiers, de rivière, de cornes de brume et de chantiers de gratte-ciel. » [le journaliste culturel Thomas May]

Pour le compositeur, cela va toutefois plus loin. Son adoration pour la métropole et sa fascination pour les progrès technologiques l’inscrivent au sein d’une tradition artistique. Il ressent des affinités avec les futuristes italiens, dont il a vu l’exposition dans la capitale française, mais refuse de s’associer à ce mouvement auquel il reproche de ne pas prêter assez d’attention aux sons et aux rythmes des machines. Edgard Varèse lui-même ne commettra pas cette erreur : plus tard dans sa carrière, il utilisera des sons d’usine enregistrés, par exemple dans Déserts, mais l’élément le plus marquant de sa musique métropolitaine reste la sirène, qu’il intègre dès Amériques et qui reviendra par la suite dans plusieurs autres de ses œuvres.

Cette double fonction de la sirène, en tant qu’instrument novateur qui rend possible des glissandi auparavant injouables et en tant qu’imitation de l’environnement urbain dans lequel Edgard Varèse s’épanouit, confère à ce gadget apparent une importance incroyable dans cette œuvre. Ajoutons à cela l’orchestration massive et l’écriture qui réfère à la tradition de l’Europe occidentale mais qui prépare à la fois la naissance d’une tradition musicale américaine, et l’on comprend pourquoi Amériques est un jalon essentiel dans l’histoire de la musique. Le compositeur lui-même a d’ailleurs déclaré : « Avec Amériques, j’ai enfin commencé à écrire ma propre musique. »