Claude Debussy Ibéria (1912)
Maurice Ravel Concerto pour piano et orchestre en sol majeur (1931)
Manuel de Falla El sombrero de tres picos (1919)
[toutes les notes de programme]
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12.11.2022 FLAGEY
Peu après la mort de Claude Debussy (1862-1918), le compositeur espagnol Manuel de Falla (1876-1946) a écrit ceci : « Comment ce Français, qui n’a visité l’Espagne qu’une seule fois, est-il parvenu à exposer le folklore espagnol avec autant de maîtrise ? De nombreux compositeurs espagnols n’arrivent pas à la cheville de ce Debussy. Ils seraient mortellement jaloux ! »
De Falla s’est lié d’amitié avec Debussy et Maurice Ravel (1875-1937) lorsqu’il s’est installé à Paris en 1907, sur les conseils de son mentor Felipe Pedrell. Il était captivé par leur esthétique et, en retour, Debussy et Ravel ont repris des éléments de sa musique dans leurs œuvres. La fascination pour les cultures exotiques était déjà en expansion dans la capitale française et, en partie grâce à l’influence des expositions universelles de la fin du XIXe siècle, un métissage entre l’impressionnisme français et la musique espagnole, vive et colorée, s’est développé.
Debussy a composé sa première œuvre aux accents espagnols, La Soirée dans Grenade pour piano, en 1903. Mais c’est Ibéria qui a beaucoup impressionné de Falla. L’attirance de Ravel pour la culture espagnole était pour sa part inscrite dans ses gènes : sa mère était originaire de Ciboure, un village franco-basque situé sur l’océan Atlantique. Il entretenait également des amitiés avec de nombreux Espagnols et séjournait régulièrement au pays du flamenco et des toréadors. C’est au cours de l’un de ces voyages qu’il a réalisé les premières esquisses de son Concerto pour piano en sol majeur.
Images pour orchestre, un portrait musical de trois pays européens, est l’une des œuvres pour orchestre de Debussy les plus connues et imposantes. Debussy y a travaillé à plusieurs reprises entre 1905 et 1912, et les trois parties ont également été créées séparément. La première qu’il a achevée est Ibéria, une ode à la culture espagnole. Il n’était en Espagne que depuis quelques heures, mais il a réussi à en rendre précisément l’atmosphère, uniquement à partir de ce qu’il avait lu, entendu et vu sur le pays.
Ibéria se compose également de trois parties. Au sujet de la première, Par les rues et par les chemins, Debussy a écrit : « À ce moment, j’entends les bruits des routes catalanes et en même temps la musique des rues de Grenade. » Cela se traduit par une musique vivante, avec des castagnettes et un tambourin dans l’orchestre. La deuxième partie, Les parfums de la nuit, évoque « la magie enivrante des nuits andalouses ». Ici, les castagnettes laissent la place à un effectif intime et à des sonorités sensuelles. À la fin, les cloches annoncent l’aube et le début du très animé Matin d’un jour de fête. Après le réveil, la fête éclate : une foule joyeuse danse aux accords d’une banda de guitarras y bandurrias, les vents sifflent des mélodies joyeuses et dans le lointain résonne un air de violon.
Le Concerto pour piano en sol majeur de Ravel est exemplatif de son esthétique. Avec Mozart et Saint-Saëns comme modèles, il est loin des concertos pour piano grandiloquents du XXe siècle. « La musique d’un concerto doit, à mon avis, être légère et brillante, et ne pas viser à la profondeur ou aux effets dramatiques. On a dit de certains grands classiques [Brahms notamment] que leurs concertos étaient écrits non pas “pour”, mais “contre” le piano. Cette remarque me paraît parfaitement juste. J’avais d’abord pensé à intituler mon concerto “divertissement”. Puis il m’est apparu que cela n’était pas utile, car le titre même de “concerto” doit être suffisamment clair quant au caractère de l’œuvre », a précisé Ravel.
Il a composé ce concerto entre 1929 et 1931, après une tournée de concerts aux États-Unis. Il y avait découvert le jazz, que l’on pouvait aussi entendre à Paris : « Le plus fascinant dans le jazz, c’est son rythme riche et varié. C’est une source d’inspiration très riche et incontournable pour les compositeurs modernes, et je suis surpris que si peu d’Américains sont influencés par lui. » Il n’est ainsi pas surprenant que Ravel ait intégré des rythmes syncopés, des figures de blues et des harmonies jazz dans son concerto. Les influences espagnoles y sont également perceptibles. Sur le plan formel, l’œuvre suit la division traditionnelle en trois mouvements, très différents les uns des autres. Pour l’orchestre, Ravel a opté délibérément pour un effectif réduit, où les voix graves en particulier, comme le cor anglais, la clarinette basse, le contrebasson et les cordes graves, sont déployées, en contraste avec le pianiste qui joue principalement dans l’aigu.
Ravel voulait créer l’œuvre lui-même, mais des problèmes de santé l’en ont empêché. C’est la pianiste Marguerite Long qui s’en est chargée avec succès à Paris en 1932, sous la direction du compositeur. C’était la première date d’une tournée dans les grandes villes européennes. La santé de Ravel déclinait rapidement : dès l’année suivante, une maladie musculaire dégénérative lui a rendu l’écriture, la parole et même le mouvement très difficiles. Il est décédé en 1937 après une opération du cerveau. Avec cette œuvre, il a laissé l’un des concertos pour piano les plus populaires du XXe siècle.
Lors de son séjour à Paris, de Falla a développé un style personnel qu’il décrivait lui-même comme « la formation d’un nouvel art espagnol », en prenant « aux sources naturelles vivantes les sonorités, les rythmes [de la musique espagnole], [pour] les utiliser dans leur substance, mais non pour ce qu’elles offrent de l’extérieur ». Une foule de nouvelles inspirations et d’expériences en poche, il est rentré en Espagne en 1917. La même année, l’impresario Serge Diaghilev avait quitté Paris, ravagée par la guerre, privilégiant la neutralité de Madrid. Là, il a été enchanté par une représentation de Nuits dans les jardins d’Espagne de Falla et a demandé au compositeur de retravailler l’œuvre pour ses Ballets russes. Mais de Falla lui a proposé de plutôt transformer sa pantomime El corregidor y la molinera en un ballet à part entière.
Et c’est ce qu’il a fait. De Falla a traduit le récit du corregidor satisfait de lui-même qui tente d’enlever la femme d’un meunier en un ballet plein de danses énergiques, d’airs folkloriques espagnols et d’humour. La chorégraphie a été créée par le grand Léonide Massine, tandis que les décors et les costumes ont été conçus par Pablo Picasso. Dès sa première représentation au Théâtre de l’Alhambra de Londres le 22 juillet 1919, El Sombrero de Tres Picos (Le Tricorne) a connu un succès retentissant. Il a été si bien accueilli que peu de temps après, de Falla a composé deux suites orchestrales à partir du ballet, une pour chaque acte. La deuxième suite, dans laquelle les danses traditionnelles s’enchaînent à une cadence folle, est devenue un succès.