Destin tragique
À partir de 1885, Strauss prit un autre chemin. Après avoir rencontré Alexander Ritter, compositeur et violoniste réputé, époux d’une des nièces de Richard Wagner, il se tourna vers la composition d’œuvres de grande envergure avec la littérature pour source d’inspiration principale. Entre 1886 et 1888, il composa Aus Italien en quatre mouvements et Macbeth, avant de percer définitivement un an plus tard avec Don Juan pour grand orchestre.
Le Don Juan du poème symphonique de Strauss n’est pas le coureur de jupons sans scrupules que l’on présente souvent. Strauss puisa son inspiration dans le poème inachevé de Nikolaus Lenau, qu’il avait rencontré, en compagnie de von Bülow, lors d’une représentation de la pièce Don Juans Ende en 1885. Le personnage principal du poème de Lenau est animé par le désir d’un idéal féminin. Mais lorsqu’il se rend compte que ce désir ne sera jamais pleinement satisfait, la mort lui apparaît comme la seule solution. La musique de Strauss passe de mélodies confiantes et romantiques à un final plaintif et tragique, chargé en cuivres et en percussions. Trois accords pianissimo résonnent à la fin : le destin de Don Juan est scellé.
Lors de la publication de la partition, Strauss y fit inclure trois extraits du poème de Lenau. Il ne fournit cependant jamais de description claire de l’intrigue, préférant laisser cela à l’imagination de l’auditeur. Plusieurs vers du poème de Lenau sont explicitement érotiques, mais cela intéressait peu Strauss : ce qui lui importait était l’idée philosophique sous-tendant l’histoire du héros tragique, la poursuite de l’amour ultime.
Un héros humain
Strauss indiqua dans le texte du programme de la création d’Ein Heldenleben que le sujet de son poème symphonique n’esquissait pas « une figure littéraire ou historique, mais plutôt un idéal plus libre et générique de grand et courageux héroïsme ». Strauss rédigea les premières esquisses de cette vaste œuvre dès 1897, alors qu’il travaillait encore à Don Quichotte. Il décrivit ces premiers fragments comme « une aspiration à la paix après la lutte avec le monde ; un refuge dans la solitude : l’idylle ». Il acheva l’œuvre à la fin de l’année 1898, la dédiant au chef d’orchestre Willem Mengelberg et à l’orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam (bien qu’elle fût créée à Francfort le 3 mars 1899). Ein Heldenleben comporte six mouvements enchaînés. Strauss commença par donner des titres aux mouvements, puis les supprima avant la publication. On entend successivement la présentation du héros, les adversaires du héros, la compagne du héros, le champ de bataille du héros, l’œuvre de paix du héros et le retrait du monde du héros et son accomplissement.
Les réactions du public et de la presse après la première furent doubles. Ceux qui croyaient assister à une œuvre autobiographique pensaient le compositeur vaniteux. Selon Strauss, il n’était que « partiellement vrai » qu’il se considérât comme le héros. Dans une lettre à son ami l’écrivain Romain Rolland, il admit cependant qu’il se jugeait comme « non moins intéressant que Napoléon lui-même ». Mais sous cette couche d’assurance, on trouve aussi des liens indirects à la philosophie de Nietzsche et à son concept d’Übermensch (surhomme), une idée qui préoccupait beaucoup Strauss. Ses deux poèmes symphoniques Don Quichote et Ein Heldenleben étaient pour lui le pendant l’un de l’autre, ne pouvant être pleinement compris que lorsqu’ils étaient programmés ensemble. Alors que dans Don Quichote, l’héroïsme est purement fictif, dans Ein Heldenleben, il est humain et terrestre, reflétant l’éternelle lutte de l’individu qui cherche le réconfort dans l’amour. Strauss lui-même déclara : « Je ne suis pas un héros. Je n’en ai pas la force. Je ne suis pas fait pour le combat. Je préfère rester à l’arrière-plan, dans un endroit tranquille. »