Brussels Philharmonic | mahler, brahms

Mahler & Brahms

notes de programme

explications : AURÉLIE WALSCHAERT

Johannes Brahms Concerto pour violon en ré majeur, op. 77 (1878)
Gustav Mahler Symphonie n° 1 en ré majeur, « Titan » (1888)

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16.07.2024 CONCERTGEBOUW AMSTERDAM

« UNE SYMPHONIE DOIT ÊTRE COMME LE MONDE. ELLE DOIT TOUT CONTENIR. »

Lors d’une discussion avec Sibelius en 1907, Gustav Mahler (1860-1911) expliqua ce qu’une symphonie devait recouvrir exactement à ses yeux. Il est vrai que les symphonies de Mahler embrassent une large palette de genres et d’émotions. Mais ce sont précisément ces changements extrêmes d’humeur qui ont refroidi le public lors de la première de sa Symphonie n° 1 en 1889. Un public habitué à Brahms et non au monde imprévisible que leur présentait Mahler. Très sévères dans leur jugement, les critiques parlèrent d’« une cacophonie aussi désagréable qu’incompréhensible, une série interminable de points d’orgue et d’insupportables dissonances. »

UN TRAVAIL TITANESQUE

Il fallut quatre ans à Mahler pour que les premières ébauches de sa Symphonie n° 1 constituent une composition à part entière. Sa florissante carrière de chef d’orchestre l’occupait tellement qu’il trouvait à peine le temps de composer. Ce n’est donc qu’en 1888 que sa Symphonie n° 1
fut interprétée en première sous le titre de Symphonische Dichtung in Zwei Teile à Budapest, où il venait d’être nommé directeur musical de l’opéra. Il modifia ensuite son titre en Titan – poème en forme de symphonie, suivant le roman éponyme de l’un de ses auteurs favoris, Jean Paul, où un héros sombre sous sa propre vanité. Les mouvements sont sous-titrés respectivement Printemps sans fin, Blumine (Fleurettes), À pleines voiles, Échouement ! Une marche funèbre à la manière de Callot et Dall’inferno al paradiso (De l’enfer au paradis). En 1896, Mahler souhaita à nouveau supprimer le titre de Titan pour dénuer sa symphonie de tout contexte non musical. La même année, il la remania également en une symphonie traditionnelle en quatre mouvements, en retirant Blumine. La version définitive parut enfin en 1899.

La Symphonie n° 1 de Mahler regorge de références à la tradition musicale allemande, en ce compris à son propre travail. Ainsi, le matériau thématique de l’ouverture paraît-il tiré du lied Ging heut’ Morgens übers Feld issu du cycle antérieur Lieder eines fahrenden Gesellen. Après un début éthéré où la nature s’éveille (au loin chante un coucou), s’élève une mélodie populaire. Mais sous des tonalités optimistes (« Ce matin je suis allé à travers champs, dans l’herbe couverte de rosée, un pinson chantait que le monde est beau ») se font entendre de premières sonorités menaçantes. Mahler intègre ensuite dans son deuxième mouvement le lied délicat Hans und Grethe issu de son Lieder und Gesänge aus der Jugendzeit, dissimulé cette fois parmi les tonalités dansantes d’un Ländler.

La joie innocente cède la place à une marche funèbre dans le troisième mouvement. De son propre aveu, Mahler a puisé l’inspiration dans un dessin d’un livre pour enfants, L’enterrement du chasseur. Des animaux de la forêt portent un chasseur jusqu’à sa tombe. Résonne alors une mélodie connue, mais étrange : Mahler reprend la chanson enfantine Frère Jacques, mais en mineur. Suit un fragment harmonieux basé sur Die Zwei blauen Augen issu de Des Knaben Wunderhorn. Un jeune homme déplore la perte de sa bien-aimée et trouve du réconfort en pensant à la mort. Cette paix est subitement interrompue par un sombre lamento. Mahler décrit ce point de la symphonie en ces termes : « L’œuvre oscille à présent entre humour et ironie, mystère et oppression. Suit directement ‘Dall’ Inferno’(Allegro furioso). Ce mouvement représente la soudaine explosion de désespoir d’un cœur profondément blessé. » Après un début turbulent remontent des réminiscences du premier mouvement, qui débouchent sur des accords chargés d’espoir dans le finale.

TRANCHE DE VIE

De ses deux premières symphonies, Mahler dit qu’elles reflétaient toute sa vie :

« J’ai couché sur papier mon expérience et mes souffrances. Ma vie entière est ainsi éclairée pour qui sait écouter, car ma créativité et mon existence sont si étroitement imbriquées que je suis convaincu que si ma vie s’écoulait aussi paisiblement qu’un ruisseau dans un champ, je ne pourrais plus composer. »

La rumeur prétend que cette symphonie s’appuyait sur sa relation passionnelle avec la chanteuse Johanna Richter ; une relation qui s’était soldée par un échec juste avant que Mahler achève sa symphonie. Mais Mahler lui-même modéra cette théorie : « J’aimerais insister sur le fait que la symphonie est plus importante que l’histoire d’amour sur laquelle elle repose. Si cette liaison m’a donné des raisons de composer, elle n’a rien à voir avec le sens véritable de l’œuvre. »

UN CONCERTO POUR VIOLON ET ORCHESTRE

Brahms composa son Concerto pour violon au cours de l’été 1878, dans sa retraite campagnarde au Wörthersee. La ressemblance avec celui de Beethoven est frappante : les œuvres partagent la même tonalité (ré majeur), présentent des similitudes structurelles et, surtout, ne sont pas destinées à faire une démonstration de virtuosité. Lors de la création du concerto de Brahms, le 1er janvier 1879, les auditeurs purent immédiatement faire la comparaison, les deux œuvres figurant au programme. Contrairement à la plupart des concertos, le soliste et l’orchestre y sont sur un pied d’égalité, comme deux personnages qui interagissent et contribuent au drame. Clara Schumann réagit avec enthousiasme au prélude du premier mouvement : « Comme vous pouvez l’imaginer, il s’agit d’un concerto dans lequel l’orchestre se mêle complètement à la voix du soliste ; l’atmosphère du mouvement ressemble beaucoup à celle de la Deuxième Symphonie, qui est également en ré majeur. »

« LE CONCERTO POUR VIOLON LE PLUS SIGNIFICATIF DEPUIS CEUX DE BEETHOVEN ET DE MENDELSSOHN. »
— EDUARD HANSLICK, 1879

L’EXPRESSION DE L’IDÉE MUSICALE

Si Brahms sollicita les conseils du violoniste virtuose germano-hongrois Joseph Joachim, avec lequel il entretenait une solide amitié depuis 1853 et à qui le concerto est dédié, il ne les suivit pas toujours. Pour lui, l’expression de l’idée musicale passait avant l’aisance de jeu. Le Concerto pour violon est ainsi une œuvre techniquement exigeante, avec des doubles cordes difficiles et de grands intervalles qui se succèdent de manière soutenue ; il donna du fil à retordre à Joachim lui-même. Après la création, un critique fit remarquer que ce dernier avait dû « faire un effort visible pour affronter les difficultés techniques et l’équilibre précaire de la partie soliste ». Au cours de la tournée des villes européennes qui suivit, Joachim avoua toutefois à Brahms qu’il appréciait de plus en plus l’œuvre, en particulier le premier mouvement. Et de fait, la cadence improvisée par Joachim à la fin du premier mouvement rencontra un succès croissant – aujourd’hui encore, cette cadence est la plus appréciée des violonistes.

Brahms avait initialement prévu quatre mouvements pour son concerto, mais il se limita finalement à trois, remplaçant le scherzo et l’andante centraux par un adagio (il recyclerait plus tard le scherzo dans le Deuxième Concerto pour piano, autre composition de grande envergure). Ce n’est pas le violon, mais le hautbois qui y introduit la mélodie principale, ce qui conduisit le violoniste virtuose Pablo de Sarasate (1844-1908) à obstinément refuser de jouer l’œuvre : « Je ne veux pas rester là, mon violon à la main, à écouter le hautbois jouer la seule mélodie de l’adagio. » Le mouvement le plus exigeant sur le plan technique est le finale, un rondo fougueux basé sur une mélodie tzigane hongroise, en hommage à Joachim. Là encore, la virtuosité n’est pas une fin en soi et est entièrement au service de l’expression musicale.