Béla Bartók Suite de danses, Sz. 77, BB 86a (1923)
György Ligeti Concerto pour piano et orchestre (1988)
Béla Bartók Concerto pour orchestre, Sz. 116, BB 123 (1943)
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26.04.2024 FLAGEY
27.04.2024 DE BIJLOKE GENT
Après avoir échappé de justesse à la vague dévastatrice de l’antisémitisme, György Ligeti (1923-2006) retourne à Budapest en 1945 pour y reprendre ses études de composition. Il espérait y rencontrer Béla Bartók (1881-1945), l’une des grandes figures de la musique hongroise, mais c’est une tombe qui l’accueille : Béla Bartók est mort peu avant. Les nombreuses interviews de György Ligeti montrent l’importance que revêtent pour lui, au début de sa carrière, les musiques folkloriques hongroise et roumaine et les œuvres de son compatriote. Une fois arrivé en Europe occidentale, un nouveau monde s’ouvre à lui : des compositeurs comme Schönberg, Debussy et Stravinsky, dont il n’avait qu’entendu parler ou dont il n’avait entendu la musique que de temps à autre à la radio, font soudain partie de son paysage artistique. Il rompt dès lors avec la tradition pour explorer de nouvelles voies, principalement guidé par son imagination et son intuition.
Lorsque le conseil municipal de Budapest organise de grandes festivités en novembre 1923 pour célébrer le cinquantième anniversaire de la réunification des villes de Buda et de Pest, c’est tout naturellement qu’il passa commande à Béla Bartók. Celui-ci livra une suite de danses pour orchestre en cinq mouvements, résultat de ses recherches et de son amour pour la musique folklorique. Ses recherches ne se limitent pas à la Hongrie : armé d’un phonographe, il parcoure la Slovaquie, la Roumanie, la Bulgarie et l’Algérie depuis 1905 à la recherche des racines de la musique hongroise. Il recueille ainsi des milliers de mélodies folkloriques traditionnelles. Il incorpore ensuite toutes ces traditions et ces styles dans sa Suite de danses, comme une ode aux nombreuses communautés de sa patrie :
Vingt ans après sa Suite de danses, Béla Bartók se retrouve loin de ses racines. Il fuit la violence nazie en 1940 et espère trouver une vie meilleure aux États-Unis. Le public américain n’est pas d’emblée enthousiasmé par sa musique, mais les choses changent après la présentation, le 1er décembre 1944, de son Concerto pour orchestre, une commande de Serge Koussevitzky, le chef de l’Orchestre symphonique de Boston. Le titre ne trompe pas : le compositeur hongrois traite les différentes sections de l’orchestre comme des solistes qui dialoguent entre eux. Malgré sa mauvaise santé et la nostalgie de sa patrie, Béla Bartók réussit à créer un chef-d’œuvre virtuose et plein d’espoir. C’est surtout dans le finale, une longue fugue, que résonne cette énergie retrouvée.
György Ligeti travaille à son Concerto pour piano et orchestre pendant pas moins de huit ans. Les premières idées germent en 1977 et, en 1980, il écrit une vingtaine d’esquisses pour le début de l’œuvre. Toutes finissent à la poubelle, à l’exception de la vingt et unième tentative. En 1985, il la développe pour en faire une œuvre en trois mouvements, dont la première a lieu en octobre de l’année suivante, mais après deux représentations, sentant le besoin d’écrire une suite, le compositeur se remet au travail.
C’est ainsi qu’en 1988, il achève les quatrième et cinquième mouvements de son Klavierkonzert – ou son « credo artistique », comme il l’appelait :
Il s’agit d’une œuvre impressionnante et virtuose qui regorge de changements de mesure et de rythmes complexes et contradictoires. Chacun des cinq mouvements présente un univers sonore unique. Dans le mouvement d’ouverture, c’est la discordance métrique qui prévaut : deux groupes jouent dans des mesures différentes, l’un en 4/4 et l’autre en 12/8. Dans le deuxième et unique mouvement lent, György Ligeti forge un paysage sonore étrange en explorant les limites des registres – le piccolo joue extrêmement bas et le basson très haut – et en recourant à des timbres inhabituels comme ceux de l’ocarina et de la flûte à coulisse.
Le troisième mouvement s’ancre dans la fascination de György Ligeti pour la polyrythmie et la musique africaine. Sur une couche rythmique, les accents de la mélodie sont constamment déplacés, créant des motifs musicaux particuliers : « Si ce mouvement est joué à la vitesse requise et avec l’accentuation correcte, de nouvelles figures rythmiques et mélodiques apparaissent. Ces figures ne sont pas jouées en tant que telles : elles n’apparaissent pas dans la partition, elles n’existent que dans notre perception, elles sont le résultat de l’interaction entre les différentes voix. »
Ce sont des illusions musicales avec lesquelles György Ligeti aime à jouer. Dans le quatrième mouvement également, il place l’auditeur sur une fausse piste. S’inspirant de la théorie du chaos et de la géométrie fractale, il imite un phénomène similaire à l’aide de petits motifs mélodiques qui se distinguent à peine les uns des autres, comme des cailloux dans un kaléidoscope. Les nuages de sons se mêlent les uns aux autres et le rythme donne l’impression que tout est aspiré dans un grand tourbillon de plus en plus rapide.
Tous les éléments sont réunis dans le cinquième mouvement, qui se situe au summum de la complexité. L’interprétation de ce concerto exige des interprètes une concentration énorme, et même l’auditeur pourrait se trouver découragé. Toutefois, Ligeti rassure : « Même si la polyrythmie et les combinaisons harmoniques trouvent ici leur plus grande densité, ce mouvement est remarquablement aérien, éclairé de couleurs très vives. Au début, il semble chaotique, mais après quelques écoutes, il est facile d’en comprendre le contenu : de nombreuses figures autonomes mais similaires se croisent. »