Joseph Haydn Symphonie n° 67 en fa majeur, Hob. I:67 (1779)
Jean-Philippe Rameau Les Boréades (suite), RCT 31 (1763)
Joseph Haydn Symphonie n° 60 en do majeur, Il Distratto, Hob. I:60 (1774)
[toutes les notes de programme]
30.11.2024 FLAGEY BRUXELLES
... La musique d’abord, les paroles ensuite, proclame le compositeur Antonio Salieri dans le titre de son opéra. Dans la réalité, les choses sont souvent un peu différentes. C’est surtout dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle qu’un cocktail intéressant rend le théâtre de texte de plus en plus populaire en Europe de l’Ouest.
Les souverains font construire de plus en plus de salles de théâtre, fréquentées par une bourgeoisie de plus en plus nombreuse. Ce nouveau public n’aime pas les pièces mélancoliques et allégoriques dont la noblesse était autrefois friande. Il veut se divertir. Ainsi le goût de l’époque évolue de plus en plus vers la comédie. Entre-temps, un certain nombre d’évolutions ont eu lieu dans les techniques théâtrales, comme la dissimulation de l’éclairage de scène. La professionnalisation croissante des compagnies donne même naissance aux premières vedettes.
Une éminence grise comme Jean-Philippe Rameau ressent la pression de cette évolution à la fin de sa carrière. Dans les traces de Jean-Baptiste Lully, J.-P. Rameau modernise les colossales tragédies en musique et les pompeux opéras-ballets de la cour de France, mais au cours de la dernière décennie de sa vie, le compositeur n’écrit pratiquement plus de partitions dramatiques, dépassé en popularité par l’opéra comique émergent. Les Boréades, l’un de ses rares opéras de cette période, n’est même jamais joué de son vivant. Sa première scénique n’a lieu qu’en 1982, plus de 200 ans après la mort du compositeur.
Pourtant, la suite tirée de cet opéra en montre toute la richesse. Même sans les rôles, on saisit l’essence de l’intrigue et des personnages principaux. Dans Les Boréades, Alphise doit épouser l’un des descendants de Borée, le dieu du vent du nord. Rameau accorde donc une grande importance à la peinture de tempêtes et d’ouragans. Ainsi, comme Vivaldi dans Les Quatre Saisons, il en imite le grondement avec des fusées ; le piccolo joue une mélodie ondulante pour dépeindre la brise légère. Une machine à vent, un tambour en bois recouvert d’un tissu de soie qui fait le bruit d’une soufflerie lorsqu’on le fait tourner, fait partie de l’arsenal du percussionniste.
J.-P. Rameau ne se contente toutefois pas de faire entendre le vent. Il utilise également certaines couleurs orchestrales pour encadrer les scènes de l’histoire. Par exemple, l’interaction des cors et des clarinettes dans l’ouverture, combinaison rare à cette époque, sert de marchepied à la première scène, une scène de chasse ; cette combinaison d’instruments sera ensuite assez systématiquement associée à de telles scènes.
Joseph Haydn suit avec grand intérêt les évolutions théâtrales à la cour du prince Nicolas Joseph Esterházy. En 1766, le compositeur y obtient le poste de maître de chapelle. C’est au service de cette famille qu’il écrit presque toute sa musique jusqu’en 1790. Lorsqu’à partir de 1769, le prince engage une troupe de théâtre chaque été, J. Haydn n’a d’autre choix que de mettre ses services à disposition de la scène également. Il écrit ainsi quinze opéras pour la cour, et lorsque le prince engage une troupe d’opéra de façon permanente à partir de 1770, J. Haydn en devient le directeur de facto pendant plus de dix ans.
Quand le célèbre impresario Carl Wahr est à plusieurs reprises l’invité d’été de la cour d’Esterházy à partir de 1772, cela donne également lieu à beaucoup de musique. Les articles de presse de l’époque nous apprennent en effet que la production théâtrale de Joseph Haydn ne se limite pas à l’opéra. Nous pouvons ainsi lire dans le Pressburger Zeitung : « L’admirable compositeur Herr Kapellmeister Joseph Haydn écrivit également récemment une musique originale pour la production de la comédie Der Zerstreute, considérée comme un chef-d’œuvre par les connaisseurs, de Herr Wahr. Comme on peut s’y attendre dans une comédie musicale, on y retrouve l’esprit frivole qui anime toutes les œuvres de Haydn. » Puis, à l’occasion d’une visite de l’ambassadeur français Louis René Édouard de Rohan, J. Haydn et C. Wahr collaborent à une production de Die Jagdlust, une autre comédie légère.
La musique que Joseph Haydn compose pour accompagner les pièces de théâtre n’a malheureusement pas été conservée, du moins pas de la manière habituelle. Aucune suite n’en a été tirée, mais les mélodies ont été recyclées dans deux de ses symphonies. Pour la Symphonie no 60, nous le savons grâce à l’une des lettres du compositeur lui-même. Des années après la création de la pièce, il s’adresse à un ami hautboïste : « Ayez la gentillesse de m’envoyer l’ancienne symphonie Die Zerstreute à la première occasion, car Sa Majesté l’Impératrice a exprimé le désir d’entendre cette vieille galette. » En effet, les historiens trouvent une « Sinfonia en do... per la commedia intitolata Il Distratto » dans les archives de la famille Esterházy, qui est répertoriée par la suite comme la Soixantième Symphonie de Haydn.
Pour la Symphonie no 67, le musicologue Christian Moritz-Bauer a relevé « des liens [...] entre la comédie de Collé et sa musique de scène en plusieurs parties [...] et l’une des symphonies de Haydn des années 1770 – des liens de différentes natures que les spectateurs pouvaient percevoir, déchiffrer et, grâce à leur imagination, traduire en un nouveau contenu qui interprétait, anticipait ou même reprenait l’action scénique ».
Quels sont ces liens ? Comment ces récits se traduisent-ils en musique symphonique ? Comme chez Jean-Philippe Rameau, une partie de chasse survient dans Die Jagdlust Heinrich des Vierten, et donc dans la Symphonie no 67 de Joseph Haydn. Là encore, le choix des instruments joue un rôle essentiel. La présence des cors plante le décor pour l’auditeur, et même lorsque les cuivres ne sonnent pas, les cordes adoptent un motif militaire, typique du cornet.
Cependant, Joseph Haydn dépeint également l’intrigue de manière subtile. Dans le mouvement adagio, par exemple, un jeu contrapuntique sophistiqué fait un usage fréquent des silences. Ainsi, les lignes mélodiques semblent presque se cacher, tout comme le roi de la pièce.
Dans la Symphonie no 60, le lien avec la scène est plus évident encore : J. Haydn ouvre sa partition par de brusques accords, qui servaient sans doute autrefois à faire taire le public. Tout au long de l’œuvre, le compositeur veille par ailleurs à ce que les musiciens aient l’air effectivement d’être distratti. Un passage exige de jouer les perdendosi comme s’ils étaient égarés. Puis, à la toute fin, dans le fracas des dernières mesures, tout comme le protagoniste, les musiciens ont oublié où ils se trouvent et où ils doivent se rendre et commencent à s’accorder, comme s’ils allaient commencer à jouer.
Ceci, bien sûr, ne représente que très partiellement la puissance narrative de ces partitions. Elles regorgent de telles astuces et prouvent que quelque chose d’aussi abstrait que la musique peut être bien plus éloquent que ce que l’on pensait. Même sans acteurs, cette musique raconte toute une histoire. Ou, comme le résume une réaction sur YouTube à propos de la Symphonie no 60 : « Ceci n’est pas une symphonie, mais plutôt l’essence d’un opéra. »