Aussi faut-il abandonner au sujet du piano préparé toute idée de provocation ou de scandale. Ne surtout pas imaginer un Steinway soumis à la torture, ou un piano agressif, bardé de clous et de papiers gras ! Le piano préparé n’est en rien un outrage fait à l’instrument. Il est bien plutôt l’emblème du scrupuleux raffinement esthétique de John Cage, qui demande à ses pianistes une reconfiguration de l’instrument, jusqu’à en faire « un mixte de clavecin et d’orchestre de percussions ». Il recommande de préparer son piano comme on marcherait le long d’une plage, en ramassant des coquillages. À un journaliste qui lui demandait quel était son champignon préféré (car il le savait friand de champignons), Cage répondait : « J’aime ceux que je trouve. Si vous aimez ceux que vous ne trouvez pas, vous n’êtes pas heureux. »
La préparation du piano, différente pour chacune de ses œuvres, est toujours soigneusement explicitée par Cage en ouverture de la partition, sur de grands tableaux emplis de sa merveilleuse calligraphie. Chaque préparation consiste généralement en un mixte de trois sortes de timbres : les notes complètement préparées, les demi préparées et les non préparées. Une grande partie des notes du piano étant équipées de trois cordes, une « demi-préparation » s’obtient en calant un petit objet entre les cordes 1 et 2, mais en laissant libre la corde 3 (qui donne alors le « pitch » classique de l’instrument). Ces demi-préparations sont les plus belles. La hauteur de la note reste plus ou moins identifiable, mais elle s’orne d’une aura supplémentaire, faite d’harmoniques irrationnelles qui rappellent la cloche, le gamelan ou le balafon. L’ensemble des préparations évoque irrésistiblement un jeu polyphonique et polyrythmique, comme si de nombreux musiciens jouaient en même temps.
Les indications données par Cage sont toujours précises quant au matériel à employer (vis, bois, gomme, balatum) et quant à l’endroit où placer les préparations, qu’il donne au millimètre près. Mais en réalité, ces indications doivent êtres prises avec une certaine liberté : chaque modèle de piano étant particulier, avec des longueurs de cordes considérablement différentes, il vaut mieux que le musicien se fie à son intuition et son sens de la trouvaille, et qu’il place la préparation à l’endroit d’un « noeud harmonique », c’est-à-dire à l’un des endroits où la corde fait sonner une harmonique intéressante. La légitimité de cette « créativité amoureuse », où l’on cherche à transfigurer l’instrument au-delà de la stricte obéissance à la partition, m’a été personnellement confirmée par un compositeur qui fut l’un des plus fidèles assistants de John Cage, Stephen Montague.
Il faut compter deux ou trois heures pour préparer un piano de manière cohérente. Alors survient le miracle : dans sa douceur, la complexité de ses harmoniques et de leurs interférences, l’étrange familiarité de ses timbres, le piano préparé devient le plus clair et le plus lumineux des instruments du monde. Je recommande, aux sceptiques qui en douteraient, l’écoute des Sonatas and Interludes de 1948, ma préférée parmi toutes les partitions de Cage. De bout en bout, l’oeuvre respire le sens du merveilleux. Ses calmes phrasés plats, étrangement bouclés sur eux-mêmes, luisent d’une douce fluorescence dont seul Mozart avait montré la voie, jadis, dans certains de ses andante.
Et à propos de lumière, une dernière remarque... Le Concerto for Prepared Piano de 1951 procède de deux racines stylistiques : la percussion-oriented music que je décrivais plus haut, héritée de Cowell et Varèse ; et un certain pointillisme sériel, hérité d’Anton Webern, dont John Cage partageait le goût avec ses amis (... ou ennemis) de l’avant-garde européenne — Stockhausen et Boulez, entre autres. De même qu’on s’égarerait à voir dans l’usage du piano préparé un geste profanatoire, on se tromperait à ne voir dans le « moment pointilliste » d’après-guerre qu’un geste scientiste et rationaliste, un formalisme sec. John Cage, lecteur de Henry David Thoreau et de Ralph Emerson, était parfaitement éloigné de ce type de modernisme. Les oeuvres musicales pointillistes, si l’on y regarde de près, procèdent le plus souvent d’un très grand tact. Ce qui importe en définitive dans ces réseaux de « points » prisés par le goût sériel de l’après-guerre, ce ne sont pas les attaques, mais les résonances. Il s’agit d’une affaire d’aura. Le pointillisme en musique, comme il l’avait été en peinture, est d’abord et avant tout l’art de faire clignoter de petits halos de lumière. En ce sens, il est un parfait allié du piano préparé.
Jean-Luc Plouvier