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Jean-Luc Plouvier x John Cage

Le piano préparé et ses lumières

L’histoire de l’invention du piano préparé a un air de légende. L’affaire est assez connue : en 1938, Syvilla Fort, chorégraphe afro-américaine et collègue de John Cage dans une école d’art à Seattle, lui demande dans l’urgence une musique pour un ballet intitulé Bacchanale, qu’il lui faut composer pour la fin de la semaine ! L’espace de représentation est très petit : il n’y a de place que pour y loger un piano. John, qui a terminé ses études auprès d’Arnold Schoenberg, se met au travail et cherche d’abord « une série dodécaphonique qui sonne africain » (sic). En vain, évidemment. Puis lui vient l’idée soudaine de faire du piano l’équivalent d’un orchestre de percussions, en plaçant entre les cordes de l’instrument toute une série de petits objets, écrous, vis, chevilles de bois ou morceaux de balatum. Le piano préparé était né.

John Cage décrira plus tard le sentiment d’exaltation qui s’empara de lui et de ses proches lors des premières improvisations sur ce clavier tintinabulant. L’instrument respire une telle évidence, il est si « trouvé », si riche en ressources... Le compositeur Lou Harrison, qui teste l’invention lors d’une de ses visites quasi quotidiennes à John, en tombe bleu d’admiration et d’envie : « Bon sang, mais pourquoi n’y ai-je pas songé le premier ! »

John Cage
Concerto for Prepared Piano (1951)

CHEF D'ORCHESTRE Ilan Volkov
PIANO Jean-Luc Plouvier

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Pierre Boulez Initiale (1987)
Pierre Boulez Messagesquisse (1976)
John Cage
Concerto for Prepared Piano and Chamber Orchestra (1951)
John Cage The Seasons (1947)
John Cage Seventy-Four (1992)

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14.11.2024 FLAGEY
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D’une certaine manière, l’idée était dans l’air : Henry Cowell (1897-1965), un autre des professeurs de Cage, avait déjà tiré de la manipulation des cordes du piano à queue toutes sortes de sonorités nouvelles se réverbérant dans la caisse d’harmonie : pizzicati, cordes étouffées, frappes de la paume sur les cordes basses qui sonnent comme le tonnerre, et surtout de magnifiques effets de « harpe éolienne » obtenus en brossant les cordes. Quant à John Cage, cela faisait longtemps qu’il s’intéressait au devenir-percussion de tous les objets possibles : « J'avais acquis la conviction que tout objet sur terre a un esprit, et que tout sonne. Je suis devenu tellement curieux du monde dans lequel je vivais, d'un point de vue sonore, que j'ai commencé à frapper et à frotter tout ce que j'approchais, que ce soit dans la cuisine ou à l'extérieur, et j'ai progressivement rassemblé une grande collection d'instruments non conventionnels. »

Par l’ambiguïté de leur hauteur, les instruments à percussion expriment une identité flottante : « Les instruments à cordes ne veulent être que ce qu’ils sont, les percussions peuvent devenir autre chose que ce qu’elles sont », écrit-il encore. La percussion fut très tôt l’alliée idéale de la quête artistique de John Cage : « composer le son » plutôt que de manipuler des notes. La destitution de la « hauteur » (pitch) au profit du « timbre » (sound) en tête de la hiérarchie des notions compositionnelles, cette idée avait certes déjà fait une partie de son chemin. L’intuition en avait été formulée par Berlioz, elle s’était affermie avec Wagner puis Debussy. Mais elle trouvait en Cage un tout nouveau souffle, en croisant son esthétique de la fragilité et de l’objet trouvé. « J’ai pensé que Time, Life et Coca-Cola sont tous trois également hideux — disait John Cage —, que tout ce qui est grand dans ce monde est hideux. Logiquement, j'ai pensé que tout ce qui est petit et intime, et qui contient un peu d'amour, est beau. »

Aussi faut-il abandonner au sujet du piano préparé toute idée de provocation ou de scandale. Ne surtout pas imaginer un Steinway soumis à la torture, ou un piano agressif, bardé de clous et de papiers gras ! Le piano préparé n’est en rien un outrage fait à l’instrument. Il est bien plutôt l’emblème du scrupuleux raffinement esthétique de John Cage, qui demande à ses pianistes une reconfiguration de l’instrument, jusqu’à en faire « un mixte de clavecin et d’orchestre de percussions ». Il recommande de préparer son piano comme on marcherait le long d’une plage, en ramassant des coquillages. À un journaliste qui lui demandait quel était son champignon préféré (car il le savait friand de champignons), Cage répondait : « J’aime ceux que je trouve. Si vous aimez ceux que vous ne trouvez pas, vous n’êtes pas heureux. »

La préparation du piano, différente pour chacune de ses œuvres, est toujours soigneusement explicitée par Cage en ouverture de la partition, sur de grands tableaux emplis de sa merveilleuse calligraphie. Chaque préparation consiste généralement en un mixte de trois sortes de timbres : les notes complètement préparées, les demi préparées et les non préparées. Une grande partie des notes du piano étant équipées de trois cordes, une « demi-préparation » s’obtient en calant un petit objet entre les cordes 1 et 2, mais en laissant libre la corde 3 (qui donne alors le « pitch » classique de l’instrument). Ces demi-préparations sont les plus belles. La hauteur de la note reste plus ou moins identifiable, mais elle s’orne d’une aura supplémentaire, faite d’harmoniques irrationnelles qui rappellent la cloche, le gamelan ou le balafon. L’ensemble des préparations évoque irrésistiblement un jeu polyphonique et polyrythmique, comme si de nombreux musiciens jouaient en même temps.

Les indications données par Cage sont toujours précises quant au matériel à employer (vis, bois, gomme, balatum) et quant à l’endroit où placer les préparations, qu’il donne au millimètre près. Mais en réalité, ces indications doivent êtres prises avec une certaine liberté : chaque modèle de piano étant particulier, avec des longueurs de cordes considérablement différentes, il vaut mieux que le musicien se fie à son intuition et son sens de la trouvaille, et qu’il place la préparation à l’endroit d’un « noeud harmonique », c’est-à-dire à l’un des endroits où la corde fait sonner une harmonique intéressante. La légitimité de cette « créativité amoureuse », où l’on cherche à transfigurer l’instrument au-delà de la stricte obéissance à la partition, m’a été personnellement confirmée par un compositeur qui fut l’un des plus fidèles assistants de John Cage, Stephen Montague.

Il faut compter deux ou trois heures pour préparer un piano de manière cohérente. Alors survient le miracle : dans sa douceur, la complexité de ses harmoniques et de leurs interférences, l’étrange familiarité de ses timbres, le piano préparé devient le plus clair et le plus lumineux des instruments du monde. Je recommande, aux sceptiques qui en douteraient, l’écoute des Sonatas and Interludes de 1948, ma préférée parmi toutes les partitions de Cage. De bout en bout, l’oeuvre respire le sens du merveilleux. Ses calmes phrasés plats, étrangement bouclés sur eux-mêmes, luisent d’une douce fluorescence dont seul Mozart avait montré la voie, jadis, dans certains de ses andante.

Et à propos de lumière, une dernière remarque... Le Concerto for Prepared Piano de 1951 procède de deux racines stylistiques : la percussion-oriented music que je décrivais plus haut, héritée de Cowell et Varèse ; et un certain pointillisme sériel, hérité d’Anton Webern, dont John Cage partageait le goût avec ses amis (... ou ennemis) de l’avant-garde européenne — Stockhausen et Boulez, entre autres. De même qu’on s’égarerait à voir dans l’usage du piano préparé un geste profanatoire, on se tromperait à ne voir dans le « moment pointilliste » d’après-guerre qu’un geste scientiste et rationaliste, un formalisme sec. John Cage, lecteur de Henry David Thoreau et de Ralph Emerson, était parfaitement éloigné de ce type de modernisme. Les oeuvres musicales pointillistes, si l’on y regarde de près, procèdent le plus souvent d’un très grand tact. Ce qui importe en définitive dans ces réseaux de « points » prisés par le goût sériel de l’après-guerre, ce ne sont pas les attaques, mais les résonances. Il s’agit d’une affaire d’aura. Le pointillisme en musique, comme il l’avait été en peinture, est d’abord et avant tout l’art de faire clignoter de petits halos de lumière. En ce sens, il est un parfait allié du piano préparé.

Jean-Luc Plouvier

Toutes les citations de John Cage proviennent du livre passionnant de Richard Kostelanetz “Conversing with Cage”, un montage de 150 entretiens du compositeur avec toutes sortes d’interlocuteurs différents (Routledge, 2003 ; traduction française aux Éditions des Syrtes).