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Boulez & Cage : Les géants de l’avant-garde

NOTES DE PROGRAMME

éxplications : AURÉLIE WALSCHAERT

Pierre Boulez Initiale (1987)
Pierre Boulez Mémoriale (1985)
John Cage
Concerto for Prepared Piano and Chamber Orchestra (1951)

John Cage Six (1991)
John Cage The Seasons (1947)
John Cage Seventy-Four (1992)

[toutes les notes de programme]
[lire aussi : Ilan Volkov à propos de Boulez & Cage]
[lire aussi : à l'honneur - le piano préparé]
[lire aussi : faits amusants ...]
[découvrir aussi : sélection cinématographique]
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Les géants de l’avant-garde

John Cage (1912-1992) et Pierre Boulez (1925-2016) sont deux figures de proue de l’avant-garde qui, après la Seconde Guerre mondiale, s’écartent radicalement des traditions musicales, deux inventeurs très originaux qui établissent leurs propres règles. Si la musique aléatoire de John Cage semble diamétralement opposée au sérialisme précisément organisé de Pierre Boulez, les deux compositeurs regardent pourtant bien dans la même direction et explorent tous deux les limites de la musique.

L’océan Atlantique ne les empêche pas d’entretenir une amitié brève mais intense. Après leur première rencontre en 1949, Pierre Boulez et John Cage s’écrivent des centaines de lettres, partageant leurs points de vue, décrivant la culture musicale de leurs pays ou échangeant simplement. Ce n’est que cinq ans plus tard que leurs chemins se séparent.

Le Brussels Philharmonic concilie quelques compositions compactes de P. Boulez avec des œuvres typiques de la philosophie de J. Cage, notamment son emblématique Concerto pour piano préparé. Une musique qui a maintenant plus d’un demi-siècle, mais qui reste progressiste.

Pierre Boulez

« La musique est un labyrinthe où l’on n’a jamais fini d’entrer et de sortir, de découvrir de nouveaux chemins, dont on n’a jamais épuisé le mystère. »
- Pierre Boulez

Il est presque impossible de résumer la carrière de Pierre Boulez en quelques phrases. Le Français marque l’histoire de la musique de l’après-guerre en tant que compositeur, mais aussi en tant que chef d’orchestre, théoricien et pédagogue. Il exerce une influence majeure sur la culture musicale de son pays : il cofonde l’IRCAM, le plus grand centre de recherche sur la musique électroacoustique au monde, fonde l’Ensemble intercontemporain, le premier ensemble de musique contemporaine, et s’implique dans le débat politique pour la création d’institutions culturelles telles que la Cité de la musique à Paris.

P. Boulez étudie les mathématiques avant de s’inscrire au Conservatoire de Paris en 1942 afin d’y suivre une formation de pianiste, de chef d’orchestre et de compositeur. Dans un premier temps, il suit les cours d’Olivier Messiaen (1908-1992), qui le marque avec son étude Mode de valeurs et d’intensités. O. Messiaen y formalise la relation entre la hauteur, le rythme et l’attaque en attribuant à chaque hauteur une durée et une articulation précises. À son tour, René Leibowitz (1913-1972) fait découvrir à P. Boulez la musique dodécaphonique d’Arnold Schoenberg (1874-1951). Ce que A. Schoenberg applique à la hauteur, P. Boulez l’étend à tous les aspects de la production sonore. Le sérialisme total était né.

Pierre Boulez comme le public se heurtent rapidement aux limites de cette manière extrêmement calculée de composer. Tout au long de sa carrière, le compositeur continue donc à chercher des moyens de conférer plus de liberté et de spontanéité au sérialisme. Il trouve entre autres dans la poésie et l’électronique comment ajouter des couches de couleur à sa musique. L’idée d’œuvre d’art ouverte est également typique de sa méthode de travail. Il dit régulièrement que le matériau n’est pas encore épuisé. C’est ainsi qu’il reprend ses œuvres pour y intégrer de nouvelles idées. Il se réfère à la figure de la spirale : « Là où elles s’arrêtent, elles sont complètes, mais je peux ajouter un autre anneau à la spirale, et c’est encore complet. » La spirale est une forme à la fois finie et infinie.

Dans les moindres détails

Pierre Boulez ne laisse pas grand-chose au hasard. La disposition des musiciens dans l’espace est un élément essentiel. Dans Initiale, par exemple, il crée des effets spatiaux en plaçant les deux trombonistes, les deux cornistes et les deux trompettistes symétriquement autour du tubiste. Cette courte œuvre créée en 1987 était destinée à l’inauguration de la Menil Collection, un musée de Houston abritant la riche collection d’art du couple français De Menil. Le titre de l’œuvre fait référence à la lettre initiale décorée des manuscrits médiévaux, conçue comme la partie initiale d’un travail en cours. Il s’agit d’une invitation à l’auditeur à imaginer lui-même le futur texte précédé de l’initiale colorée.

John Cage

« Un espace vide ou un temps vide n’existent pas. Il y a toujours quelque chose à voir, quelque chose à entendre. »
- John Cage

Alors que Pierre Boulez a une approche rationnelle et mathématique de la composition, John Cage est principalement guidé par des principes philosophiques et spirituels. Il se considère comme l’artisan d’un événement dans lequel ce n’est pas le goût et les intentions du compositeur qui sont au centre, mais l’expérience d’un son. La source de ce son peut être diverse, allant des instruments conventionnels et des appareils électroniques à l’environnement et aux objets quotidiens, tels qu’une sonnerie ou une corbeille en fer.

John Cage aussi ne vient que tardivement à la musique : il étudie d’abord la théologie. Au début des années 1930, il voyage en Europe, où il découvre la musique de modernistes européens tels que Stravinsky et Hindemith. À son retour aux États-Unis, il s’inscrit à des cours de composition avec Henry Cowell (1897-1965) et Arnold Schoenberg. Ce dernier dit de lui : « Je n’ai eu qu’un seul bon étudiant américain ; ce n’était évidemment pas un compositeur, mais un inventeur de génie. » Voilà qui témoigne bien de la démarche de J. Cage : si, au début de sa carrière, il produit quelques œuvres basées sur des séquences dodécaphoniques, il se lance assez vite dans l’expérimentation.

Le (bon) choix

L’une de ces expériences donne naissance au piano préparé au début des années 1940 : en plaçant toutes sortes d’objets tels que des vis, des morceaux de feutre, de bois ou de papier entre les cordes du piano, John Cage manipule le son de manière à ce qu’il sonne davantage comme un ensemble de percussions. En 1950, il compose un concerto pour piano préparé, conçu comme un drame entre le piano, qui reste romantique et expressif, et l’orchestre, qui suit les principes de la philosophie orientale. Malgré son titre plutôt classique, cette œuvre n’a rien de conventionnel. Au sein d’un cadre soigneusement défini, l’artiste laisse volontairement beaucoup de choses ouvertes pour les interprètes. Ainsi, même s’il fournit du matériel pour toutes les parties, les musiciens disposent d’une grande liberté dans la manière de combiner les différents éléments.

Le Concerto pour piano préparé et orchestre de chambre de John Cage est un exemple pointu de la technique que le compositeur développe à la fin des années 1940 sous l’influence des philosophies orientales. Il organise des sons préenregistrés (de notes individuelles à des accords et à des groupes de sons) en une gamme sous forme de tableau, comme un ensemble de possibilités servant de base pour la composition. « Tout cela me rapproche de la “chance” ou d’un choix inesthétique », explique-t-il dans une lettre à P. Boulez. J. Cage applique d’abord cette technique à la musique du ballet Les Saisons, avant de l’affiner pour son Quatuor à cordes en quatre parties et pour son Concerto pour piano préparé.

Dans cette gamme préprogrammée, le silence occupe une place de plus en plus importante au cours de sa carrière, comme dans Seventy-Four (1992), l’une des Number Pieces que John Cage compose vers la fin de sa vie, où le titre fait référence au nombre d’interprètes. Seventy-Four ne comporte que deux parties : l’une pour les instruments aigus et l’autre pour les instruments graves. Les musiciens jouent leur partie (une seule note ou une courte phrase) dans un laps de temps prédéterminé, au tempo de leur choix. J. Cage prescrit un accord légèrement imparfait qui peut être exagéré ici et là afin de donner à l’œuvre un aspect microtonal. Le coordinateur de service n’est pas le chef d’orchestre, mais une horloge vidéo. John Cage ne peut assister à la création de la pièce... il décède quelques semaines auparavant.